
Blockchain, legal techs, big and open data… autant de termes qui constituent désormais une nouvelle langue étrangère dont les professionnels du droit sont aujourd’hui appelés à devenir bilingue. Les nouvelles technologies qui ne le sont plus tant que ça, frappent désormais à la porte des cabinets d’avocats et des magistrats et poussent les professionnels à envisager une nouvelle façon d’exercer leur métier.
Il semblait essentiel de s’arrêter sur l’ensemble de ces nouveautés qui bouleversent l’exercice du droit et poussent à un réel travail de réflexion sur les rapports au sein de la justice. Leur impact sur l’approche du droit par les justiciables est certain.
Faut-il craindre le remplacement des juges ou des avocats par des robots ? C3PO et R2D2 ont-ils vocation à devenir des assistants permanents des professionnels du droit ? Aucune réponse ferme ni position tranchée ne peuvent être apportées à ces questions qui auraient fait sourire il y a quelques années, tant elles paraissent plus sorties d’un film de Georges Lucas que de la vie réelle. Quelques éléments de réflexion peuvent toutefois être apportés.
Voyage au cœur d’un vocabulaire nébuleux
Apporter des définitions dans ce domaine est difficile, tant ce nouveau pan du droit est récent.
La Legaltech a été définie dans le projet de charte éthique remis par les associations ADIJ et OPEN LAW à Monsieur le bâtonnier, Frédéric Sicard, comme étant « toute organisation qui fait usage de la technologie pour développer, proposer, fournir ou permettre l’accès des justiciables ou des professionnels du droit à des services facilitant l’accès au droit et à la justice »(lien vers open law).
La legaltech, ou technologie juridique en français, arrive des Etats-Unis et avait trait dans un premier temps à l’ensemble des logiciels de gestion quotidienne des cabinets d’avocats ou direction juridique.
Ce terme s’applique désormais aux nombreuses start up qui ont pour objectif de révolutionner la pratique du droit par le biais des technologies.
Le big data souffre également d’un défaut de définition uniforme. Il est toutefois possible de l’envisager comme le stockage d’un nombre extrêmement important d’informations sur un support numérique.
L’open data, donnée ouverte, a trait à l’accès sans contrainte aux données numériques.
Aucun texte de référence n’a pour le moment été adopté en la matière. Les avocats restent eux soumis aux règles essentielles et strictes issues de leur déontologie.
Les legaltech font ainsi appel au big data pour développer leurs services, mais également à la technologie de la blockchain, « technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle »
Après avoir survolé les rives de la révolution numérique, atterrissons désormais sur la planète de l’open data.
L’information en masse : le nécessaire recours aux traitements de données
Le monde du droit évolue à grande vitesse depuis un peu plus de deux années au niveau de l’introduction des technologies de l’information et de la communication au sein de métiers longtemps considérés comme en dehors de la modernité.
Plusieurs associations professionnelles se sont créées afin d’aborder cette transition numérique et réfléchir à l’évolution nécessaire de la pratique et des règles déontologiques propres aux avocats (OpenLaw, Incubateur de Paris, Marseille et Lyon).
Très récemment, l’open data a fait son introduction au sein du dispositif législatif français.
Le premier président de la Cour de cassation, dans son discours lors de l’audience solennelle de début d’année est revenu sur cette innovation majeure du droit :
« Voici que s’annonce la mise en ligne nécessaire, commandée par les progrès de notre temps, de l’ensemble des décisions de l’ordre judiciaire. Ce projet, qui doit être mis en œuvre institutionnellement sous l’égide de la Cour de cassation, ouvre sur des horizons insoupçonnés, propres à transformer profondément les professions de juge et d’avocat. La libre confrontation de l’ensemble des décisions rendues conduira les juges à s’harmoniser davantage dans des démarches intellectuelles plus collectives et moins individualistes, mieux comprises aussi de cette manière par les citoyens, et beaucoup plus prévisibles par les avocats qui pourront ainsi développer la culture du règlement des litiges extérieur au juge. La grande interrogation, au regard des délais de mise en place des moyens qu’on nous laisse entrevoir, porte sur le service public et sa capacité à nous doter des outils efficaces avant que le secteur privé ne s’en dote lui-même, ce qu’il a déjà entrepris de faire. S’il est un sujet qui requiert une attention et un investissement publics résolus, c’est bien celui-ci, afin d’éviter que la recherche ne soit captée par des intérêts sectoriels avec des intentions pas toujours bien orientées.
En tout cas, la Cour de cassation, consciente des enjeux considérables de l’entreprise, est prête à y jouer tout son rôle, à y apporter son savoir-faire, et à la couvrir de sa marque de fabrique pour peu qu’on lui en fournisse sans retard les moyens. »
Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation, discours audience solennelle de début d’année, vendredi 13 janvier 2017 : https://www.courdecassation.fr/IMG///20170113_discours_Premier_pr%C3%A9sident.pdf
La loi pour une république numérique n°2016-1321 du 7 octobre 2016 a en effet introduit un nouvel article L111-13 du Code de l’organisation judiciaire, qui prévoit que : « les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à disposition du public à titre gratuit, dans le respect de la vie privée des personnes concernées ».
L’open data de la jurisprudence est abordé par la Cour de cassation comme un outil au service des magistrats notamment, en leur permettant de prendre connaissance du travail de leurs collègues. Cela permettrait notamment une certaine harmonisation des décisions, et de ce fait :
« L’open data, en offrant plus de cohérence, de lisibilité, de prévisibilité et d’accessibilité à la justice de demain, renforcera la confiance qu’elle doit inspirer aux citoyens ».
Le traitement de cette information de masse, nécessite toutefois un appui technique adapté. Le recours à l’intelligence artificielle s’impose aux professionnels du droit. De ce fait, une crainte peut animer chaque personne consciente de cette nécessité : le recours à l’intelligence artificielle ne constitue-t-il pas un risque ?
Le recours à l’intelligence artificielle : alerte à l’impact ?
Bercés que nous sommes par la littérature d’anticipation et les films de science-fiction, l’évolution a toujours été associée à une certaine crainte du dépassement de l’homme par la machine.
Le malaise est présent d’autant plus qu’il est possible de s’interroger quant au libre arbitre laissé aux professionnels du droit et à leur valeur ajoutée dans ce monde en mouvement.
L’année 2017 constitue le point de départ du lancement de la justice prédictive en France, notamment par le biais de legaltechs comme Predictice, testé en premier par les avocats du barreau de Lille.
Le développement de la technologie est ici couplé à l’accès au big data et à la possibilité désormais d’analyser en quantité la jurisprudence rendue sur un sujet donné et de quantifier le risque juridique. Il est désormais possible de prédire, à un certain degré, l’issue judiciaire d’un litige.
Plusieurs avantages sont mis en avant : gain de temps, gain de moyens pour les tribunaux, renforcement de la sécurité juridique, plus grande sécurité pour les entreprises qui seront désormais en mesure de provisionner en vue d’une issue négative…
Le risque juridique, aléa judiciaire, provient en effet de la marge d’appréciation laissée aux magistrats qui appliquent les textes aux faits et apprécient souverainement ces derniers. C’est de cette appréciation souveraine des faits qu’émerge l’aléa judiciaire source d’angoisse pour le justiciable auquel le professionnel du droit ne peut pas toujours assurer un succès.
L’accès à une grande quantité de jurisprudence traitée par des algorithmes, codes, systèmes informatiques permettraient de renforcer la sécurité juridique ressentie par les justiciables en leur présentant un ensemble de décisions rendues dans des affaires similaires aux leurs. Le droit deviendrait statistique.
Le recours à la justice prédictive permettrait également d’encourager le recours aux modes alternatifs de règlement des différends, mis à l’honneur depuis plusieurs années désormais. En effet, une analyse du risque/profit d’un litige, de façon quantifiée, encouragera très certainement les justiciables à tenter une médiation ou une procédure participative. Cette voie de l’amiable permettra notamment de trouver des solutions acceptées par toutes les parties, dans le cadre d’un accompagnement par les professionnels du droit, garant de la sécurité juridique et soumis à des principes déontologiques stricts.
Mais la présence de risques est également à soulever.
Ainsi, la crainte demeure que les magistrats, exsangues eu égard à la faiblesse des moyens et au nombre de dossiers à traiter, perdent leur indépendance au profit de l’intelligence artificielle. En effet, comme le relevait Monsieur Marc Clément, premier conseiller à la Cour administrative de Lyon, dans un entretien accordé au Recueil Dalloz :
« Même si les moteurs de recherche sont loin d’être neutres dans la sélection des données qu’ils opèrent, on pouvait encore conserver une certaine illusion de maîtrise de cette phase exploratoire. Ce sera nettement plus complexe à l’avenir avec des outils dont l’ « intelligence » va directement affecter le traitement de l’information : l’ « intelligence » consiste ici à opérer des choix dans l’analyse documentaire afin de filtrer les éléments les plus pertinents. »
De ce fait, les magistrats devront être mis en mesure de contrôler les choix effectués par l’intelligence artificielle dans les recherches effectuées avant de rendre une décision. Seule une maîtrise, une parfaite compréhension des mécanismes à l’œuvre permettra de s’assurer contre un dépassement de l’homme par la machine.
La recherche juridique est désormais bouleversée en ce qu’elle ne s’effectuera plus à l’avenir par mots-clefs mais en langage naturel. Le risque de passer à côté d’un certain pan de la jurisprudence sera donc à prendre en considération et le travail de problématisation des faits soumis par le justiciable conservera toute son importance.
De la République du numérique à la république des robots ? Telle ne pourra être notre conclusion. La révolution numérique sera l’œuvre des hommes et femmes du monde judiciaire. L’intelligence artificielle ne pourra remplacer cette humanité à l’œuvre quand Justice est rendue.
Sources :
https://blockchainfrance.net/decouvrir-la-blockchain/c-est-quoi-la-blockchain/
https://www.courdecassation.fr/IMG///20170113_discours_Premier_pr%C3%A9sident.pdf
Les juges doivent-ils craindre l’arrivée de l’intelligence artificielle ?, Entretien de Marc Clément, Dalloz. 2017, n°2, p. 104
https://www.village-justice.com/articles/Les-benefices-justice-predictive,21523.html
https://www.village-justice.com/articles/impartialite-certains-juges-mise,21760.html