Juridictions d’exception et Etat d’urgence – Partie 1

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« Ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis. Ce serait là un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties. Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup perdu en termes de liberté et parfois d’honneur ». (Robert BADINTER)

Les juridictions d’exception constituent un système punitif mis en place par le pouvoir exécutif afin de réprimer les ennemis de l’Etat. Cette répression résulte d’une tradition française puisque l’on situe les origines de la juridiction d’exception à l’époque de la Monarchie absolue durant laquelle le Roi usait de son pouvoir divin afin de condamner les opposants à l’exercice de ses prérogatives.

L’Histoire politique française met en évidence le fait que la création des juridictions d’exception a pour cause des crises politiques auquel le pouvoir exécutif tentera lui-même de répondre mettant ainsi de côté le gardien des libertés fondamentales, à savoir le juge.

La mise en place de cette juridiction répressive d’exception en France détient comme argument premier son efficacité  à pouvoir réprimer les individus considérés comme dangereux par le pouvoir politique en place : les juridictions d’exception constituent par conséquent une variante de l’état d’urgence et l’histoire politique française démontre que leur création s’inscrit dans un cercle vicieux où l’atteinte par des individus aux valeurs prônées par le gouvernement en place implique nécessairement leur condamnation par une juridiction spécialisée.

Ainsi pour certains juristes, tel que Robert BADINTER, ces juridictions constituent une déviance de la justice et sont attentatoires aux libertés puisqu’elles ne font qu’illustrer « un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties ».

Un focus historique sur l’impact juridique des juridictions d’exception semble donc nécessaire.

 

 

La Révolution française :

Le Tribunal révolutionnaire de 1793:

 

Cette juridiction a été créée par la loi du 10 mars 1793 suite à la proclamation de la République Française afin de connaitre des actes « contre-révolutionnaires ». Cette juridiction était composée d’un jury et de cinq juges.

L’article 1 du titre I de la loi du 10 mars 1793 disposait qu’ « il sera établi à Paris un Tribunal criminel extraordinaire qui connaitra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tout attentat contre la liberté, l’égalité, l’unité, l’indivisibilité de la République, la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat, et de tout complots tendant à rétablir la royauté ou à établir toute autre autorité attentatoires à la liberté, l’égalité et la souveraineté du peuple ».

Cette disposition fut complétée par la loi du 22 Prairial An II qui y ajouta quatre crimes : ainsi était jugé coupable d’acte « contre-révolutionnaire » tout individu qui inspirait au découragement, cherchait à dépraver les mœurs, altérer les principes révolutionnaires ou encore s’il était tout simplement « un ennemi de la République».

Quatre sanctions étaient possibles : l’acquittement, l’emprisonnement, la déportation et la condamnation à mort. Toutefois la loi du 22 Prairial An II va supprimer les peines d’emprisonnement et de déportation, ne laissant ainsi substituer que l’acquittement ou la condamnation à mort (mise en place de la Terreur).

C’est une juridiction d’exception ayant des compétences pénales et défendant les préludes de notre République au détriment de ce qui constitue de nos jours la liberté d’opinion.

 

 

La Seconde Restauration de 1815 à 1830

La Terreur législative:

 

Il s’agit d’un mouvement de réaction à l’encontre des anciens révolutionnaires et des bonapartistes par les royalistes en 1795. Le gouvernement de l’époque se devait d’adopter une mesure afin de faire cesser ces crimes. C’est dans ce contexte qu’eu lieu l’élection des députés qui se transforma en un plébiscite des ultra-royalistes à la grande surprise de Louis XVIII.

Cette Chambre s’avéra bien plus réactionnaire qu’attendu et mit en place ce que l’on dénomme de nos jours la « Seconde Terreur Blanche » ou la « Terreur législative » soit un système répressif se traduisant par des persécutions et des assassinats de Républicains ou de protestants, portant ainsi atteinte à leurs libertés individuelles.

La Chambre va mettre en place une épuration légale en arrêtant 70 000 personnes pour délits politiques envers les ennemis du Roi. La fin de l’année 1815 sera marquée par des lois constitutives qui avaient pour objet de suspendre les libertés individuelles et de permettre l’emprisonnement, sans jugement, des opposants à la royauté (loi de sureté générale du 29 octobre 1815) ainsi que le rétablissement des cours prévôtales qui étaient des tribunaux exceptionnels composés de juges civils et présidés par un juge militaire. Ces tribunaux ne connaissaient que des faits de crimes politiques (flagrant délit, réunions séditieuses, rébellions à mains armés) et jugeaient sans assistance de jury et sans appel possible.

La mise en place d’une juridiction d’exception avait vocation à condamner pénalement les révolutionnaires et les protestants portant ainsi atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de manifester sa religion. Une fois de plus l’instauration de cette juridiction s’explique par le contexte historique révolutionnaire suite à un mouvement populaire qui entend condamner les ennemis du gouvernement en place. Il existe donc un conflit idéologique opposant la liberté au sens large (défendus par les révolutionnaires) et la mise en place d’un régime plus libéral afin de concilier la volonté des révolutionnaires et celle des ultra-royalistes sans pour autant retirer au Roi son pouvoir exécutif (défendu par Louis XIII) : il s’agit d’un conflit sur le concept même de ce que représente la liberté et sur ses limites.

 

La particularité des juridictions durant le régime de Vichy  (1940-1944)

 

Le maréchal Pétain a mis en place une justice répressive exemplaire ayant vocation à prôner la collaboration avec l’Allemagne. Le régime de Vichy se caractérise par la multiplication des juridictions d’exception pour lutter contre la Résistance, au bénéfice des tribunaux militaires : la particularité de ce régime est qu’il a créé pour juger chaque catégorie d’inculpés une juridiction spécialisée (il existait par conséquent une multiplicité de juridictions).

L’exceptionnalité instaurée par Vichy s’est matérialise par une « aggravation des peines, une réduction des garanties offertes aux prévenus » mais surtout « une atteinte aux principes juridiques traditionnels » tel que la délimitation des droits de la défense. Le pouvoir des juges a été élargi : ces derniers disposaient du droit de prononcer la peine de mort sous le contrôle des Allemands et dans le cadre des enjeux de collaboration. C’est un régime répressif dont le juge est le « servant ».

La mise en place de ces juridictions d’exception a contribué à l’établissement d’un régime autoritaire en France dans lequel un nombre important d’individus ont fait l’objet de condamnations. Ces condamnés n’étaient pas seulement des hommes politiques mais avant tout des résistants qui ont été assimilés à des « terroristes ».

  • La Cour suprême de justice: pour juger les ministres, anciens ministres et leurs subordonnés immédiats, civils ou militaires, accusés d’avoir commis des crimes ou délits dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions ou d’avoir trahi les devoirs à leur charge.
  • Les Tribunaux spéciaux: institués le 24 avril 1941 ils étaient destinés à réprimer les agressions nocturnes et la détention d’armes (explosifs, munitions …).

Enfin, un certain nombre de droits ont été supprimé (le droit de grève et la mise en place des syndicats ont été interdits ; l’affichage et le tractage également s’ils ne vantaient pas la politique de Vichy et la collaboration).

 

 

La Libération (juin 1944-mai 1945)

 

Dans le contexte de la Libération avait été mis en place des tribunaux par certains épurateurs afin de juger les collaborateurs réels ou supposés avec l’ennemi. Il s’agissait ainsi de « purger » le territoire français de ces « traites à la patrie ». Parallèlement aux épurations dites « sauvages » avaient été créé des épurations « légales » : les tribunaux populaires, les cours martiales ou encore la Haute cour de justice, ont été instituées en 1944 car afin d’opérer une épuration judiciaire rapide et limitée dans le temps.

En effet si le Code Pénal de 1939 offrait une base juridique, il ne prenait toutefois pas en compte les délations ou les actes commis contre les Alliés. Dès lors, le pouvoir gaulliste a modifié la loi en instaurant par ordonnance du 26 août 1944, un nouveau crime et un nouveau délit: « l’indignité nationale » et « la dégradation nationale », créant un système ayant vocation à condamner les individus qui ont été à l’encontre des valeurs de la République française

Les condamnations étaient diverses : prononcé d’un non-lieu, acquittement, ou condamnation en utilisant tout un éventail de peines encourues devant des Cours d’assises (la peine de mort, les travaux forcés, la réclusion criminelle, la prison, la confiscation des biens, l’amende, la dégradation nationale).

Ceux qui comparaissaient devant elle, sur ordre écrit du chef de l’Etat ou du ministre de la Justice, étaient jugés par des magistrats mais aussi des militaires. Créée pour juger l’extrême droite, et malgré les dénonciations de la gauche, elle va aussi, pendant dix-huit ans, juger des espions ­soviétiques, des collaborateurs ayant fuis à la Libération, des militants maoïstes, des indépendantistes corses, bretons ou guadeloupéens. En 1981, le ministre de la Justice, Robert Badinter, demande et obtient sa suppression.

Les groupes ou les individus qui étaient présentés devant ces deux juridictions d’exception durant la guerre d’Algérie étaient considérés comme dangereux pour le gouvernement en place. On les qualifiait de « traitres » ou de « comploteurs ». Ainsi les juridictions d’exception rendaient des décisions pour des crimes considérés comme allant à l’encontre de la sureté et de l’autorité de l’Etat. Les procédures mises en place étaient expéditives et allaient à l’encontre des droits de la défense et également à l’encontre du droit au procès équitable (ex : absence de jury populaire dans le cadre des procès pour crimes).

D’autres juridictions exceptionnelles avaient été instaurées lors de la guerre d’Algérie (le Tribunal militaire spécial, la Cour militaire de justice, les cours martiales d’Alger et d’Oran, le Tribunal de l’ordre public ou encore les tribunaux permanents des forces armées).

En 1981 la Cour de sûreté de l’Etat a été supprimée mais ses apports en matière de terrorisme demeurent inscrits dans le Code pénal : centralisation des procédures à Paris, tribunal spécifique, cour d’assises spéciale, garde à vue de six jours, perquisitions de nuit et des juges « spécialisés », les juges antiterroristes.

Conclusion générale : ce que R. BADINTER met en évidence dans sa citation en faisant référence aux juridictions d’exception qui ont déjà tendu un « piège » aux démocraties c’est qu’il ne faut pas traduire légalement l’émotion suscité par le drame ou la tragédie dont la France est victime à un moment T. L’histoire politique française par la mise en place de ces juridictions d’exception illustre avec évidence que ce n’est pas en portant atteinte aux droits et libertés fondamentales d’individus ciblés que l’on pourra défendre la liberté qui caractérise notre pays. Par conséquent il ne serait pas judicieux de tomber à nouveau dans ce piège en créant des « des lois et des juridictions d’exception ». C’est à la justice française de décider du sort de ces individus et cela dans le respect de notre Etat de droit et sans que le juge ne soit dépendant d’un quelconque contre-pouvoir.

 

Florence MERCADE-CHOQUET

Avocate Associée du cabinet LMC Partenaires