Un jugement récent du Tribunal administratif de Versailles du 13 mai 2024, rendu dans une affaire qu’a eu à défendre le Cabinet LMC aux côtés de la société attaquée, permet de revenir sur une problématique de droit essentiel, à savoir celle de la preuve de faits graves reprochés aux salariés.
En l’occurrence, la société, intervenant dans le domaine des travaux publics, ayant eu vent de fraudes à grande échelle, a diligenté un audit afin de déterminer l’existence ou non de fausses demandes de remboursements de frais, de voyages de détente, d’indemnités de grands déplacements.
L’audit a permis d’identifier une dizaine de salariés coupables de tels faits dont deux salariés protégés. Ces derniers dans le cadre de leur recours administratif devant le Tribunal de Versailles ont demandé l’annulation des décisions de l’Inspection du travail et du Ministère du Travail ayant autorisé leur licenciement.
Les moyens de droit développés par ces salariés ont été entre autres les suivants :
1. Irrégularité dans la demande d’autorisation de licenciement
2. Déloyauté du mode de preuve utilisé
2.1 Absence de consultation préalable du CSE
2.2 Violation des règles du RGPD
1. Sur le premier moyen de droit relatif au formalisme de la demande d’autorisation de licenciement
– Moyen du salarié
La procédure de saisine de l’Inspection du travail aurait été entachée d’irrégularités au motif que la demande n’aurait été pas été envoyée en double exemplaire.
Les dispositions de l’article R. 2421-1 du code du travail sont opposé à la société :
« Dans tous les cas, la demande énonce les motifs du licenciement envisagé. Elle est transmise par voie électronique selon les modalités prévues aux articles R. 112-9 à R. 112-9-2 du code des relations entre le public et l’administration ou par lettre recommandée avec avis de réception en deux exemplaires ».
– Moyen de la société
Cette modalité de transmission de la demande d’autorisation de licenciement a été inscrite dans le Code du travail le 1er janvier 2018 mais, avant cette date, l’administration admettait que l’employeur envoie cette demande par tout moyen permettant d’établir une date certaine de réception par l’Inspection du travail (Circ. DGT 07-2012 du 30-7-2012, fiche 2 n° 1.1).
Ainsi donc les modalités de transmission de la demande d’autorisation de licenciement prévues à l’article R. 24231-1 du Code du travail n’ont vocation qu’à aménager la preuve des recours engagés, des délais.
– Le Tribunal, reprenant cette motivation, a rejeté le moyen du salarié :
« Toutefois alors que les conditions de notification de ce document n’ont d’incidence que sur la détermination de la date à compter de laquelle naîtra la décision de l’Inspecteur du travail autorisant ou non le licenciement d’un salarié protégé aucune disposition législative ou réglementaire ne subordonne par ailleurs la recevabilité de la demande d’autorisation de licenciement à son envoi en double exemplaire ».
2. Sur la loyauté du mode de preuve utilisé
2.1 Sur la consultation préalable du CSE
– Moyens du salarié
Ont été opposés à la société les dispositions de l’article L. 2312-38 du code du travail :
« Le comité social et économique est informé, préalablement à leur utilisation, sur les méthodes ou techniques d’aide au recrutement des candidats à un emploi ainsi que sur toute modification de celles-ci.
Il est aussi informé, préalablement à leur introduction dans l’entreprise, sur les traitements automatisés de gestion du personnel et sur toute modification de ceux-ci.
Le comité est informé et consulté, préalablement à la décision de mise en œuvre dans l’entreprise, sur les moyens ou les techniques permettant un contrôle de l’activité des salariés ».
– La société a répliqué
L’article L. 2312-38 du Code du travail ne vise que les moyens ou techniques mis en place a priori pour contrôler l’activité des salariés. Il ne vise que les procédés de contrôle dont les données recueillies à l’insu du salarié pourraient lui être opposées.
Ne sont visés que les systèmes de vidéosurveillance, badgeuse, autocommutateur téléphonique, géolocalisation, traçage informatique, identifications biométriques, etc.
En revanche, n’est pas soumis à cette obligation le simple contrôle ponctuel de l’activité d’un salarié par l’employeur ou par un service interne à l’entreprise chargé de cette mission. Ce type de surveillance de même que celle opérée par un supérieur hiérarchique entrent en effet dans les attributions normales de l’employeur ou de ce supérieur, et ne portent pas atteinte à une liberté fondamentale du salarié, dès lors que les moyens déployés restent proportionnés.
La surveillance du salarié est en effet inhérente aux pouvoirs de direction (de contrôle et de sanction) que l’employeur tient du contrat de travail. Sans pouvoir de surveillance et de contrôle, il n’y a point de contrat de travail.
Il a été jugé également que la vérification des relevés détaillés des communications téléphoniques de l’entreprise, délivrés à l’employeur par son opérateur de téléphonie, ne constitue pas un procédé de surveillance au sens de la loi et ne nécessité pas la consultation préalable des Représentants du personnel (CA VERSAILLES, 3 juin 2004, n° 03/2551) :
« Considérant que le relevé détaillé de la facturation téléphonique adressé à l’employeur est parfaitement légitime et ne saurait être considéré comme un procédé de surveillance lequel suppose la mise en place d’un dispositif de contrôle à l’insu du salarié ».
Dans un arrêt du 4 juillet 2012 (n° 11-14.241), la Cour de cassation a admis que ce type de surveillance entre dans les attributions normales de l’employeur, ne revêt pas un caractère clandestin et ne porte pas atteinte à une liberté fondamentale des salariés. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que c’était à bon droit que l’employeur s’était prévalu de la surveillance exercée par deux salariés, membre d’une cellule interne de contrôle, pour établir les manquements constitutifs d’une faute grave commis par le salarié chargé d’approvisionner les distributeurs automatiques de produits alimentaires situés dans les stations de métro (entre autres détournement de recette d’un des distributeurs).
– Le Tribunal a confirmé l’analyse de la société :
« Le contrôle de l’activité d’un salarié au temps et au lieu de travail par un service interne de l’entreprise chargé de cette mission ne constituent pas en soi-même en l’absence d’information préalable du comité social et économique en application de l’article L. 2312-38 du code du travail un mode de preuve illicite devant le juge administratif. Il en résulte que l’enquête interne diligentée par la société sans consultation préalable du comité social et économique constitue un mode de preuve licite ».
2.2 Sur la prétendue violation des règles du RGPD
– Le salarié a opposé une violation des règles du RGPD, de façon générale.
– La société s’est défendue :
Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi (Cass. soc., 9 nov. 2016, n° 15-10.203 : JurisData n° 2016-023285 ; JCP G 2016, 1281, obs. N. Dedessus-Le-Moustier ; JCP S 2017, 1008, note A. Bugada ; Dr. soc. 2017, p. 89, note J. Mouly ; RDT 2017, p. 134, note B. Géniaut ; D. 2017, p. 37, note G. Lardeux).
La Haute juridiction a jugé dans son arrêt du 25 novembre 2020 (n° 17-19.523) que le juge doit apprécier « si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ». La protection de la vie personnelle du salarié peut donc céder devant le droit à la preuve.
Ainsi, pour les deux problématiques exposées précédemment, la Cour de cassation examine la nature des libertés qui pourraient être atteintes (vie privée, liberté d’expression, …) et la proportion des moyens déployés, le but restant la manifestation de la vérité.
Dans un arrêt du 22 décembre 2023 (n° 20-20.648), la Cour de cassation a jugé que :
« 12. Aussi, il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Ainsi, selon l’avis rendu :
La Cour de cassation admet que des moyens de preuve déloyaux peuvent être présentés au juge dès lors qu’ils sont indispensables à l’exercice des droits du justiciable. Toutefois, la prise en compte de ces preuves ne doit pas porter une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la partie adverse (vie privée, égalité des armes etc.)
– Le Tribunal a jugé :
« En deuxième lieu en se bornant à soutenir que l’audit mené par la société a permis la constitution d’une base de données en violation flagrante du code du travail et du règlement général de protection des données, le salarié n’assortit pas son moyen de précision, fondement textuel et élément permettant d’en apprécier le bien-fondé »
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Le Tribunal de conclure :
« Il résulte de ce qui précède que les résultats de l’enquête menés en interne sur les demandes de remboursement de frais d’envoi des salariés de la société ne sauraient être regardés comme constituant un mode de preuve illicite et déloyal ».